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La science au 82e parallèle.

Une histoire par Amélie Desmarais, coordonnatrice logistiques, administration et communication chez Amundsen Science.

Durant le Leg 3 de l’expédition Amundsen 2023, le navire de la Garde côtière canadienne Amundsen a atteint la latitude la plus septentrionale jamais atteinte depuis son inauguration en 2003, soit la latitude 82°09.32’N. Derrière cet accomplissement rendu possible par des conditions favorables et une certaine flexibilité se cache la nécessité d’explorer et de protéger l’un des environnements uniques de l’Arctique canadien, l’aire marine protégée de Tuvaijuittuq.

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Le NGCC Amundsen accueille lors de son expédition annuelle des équipes de scientifiques nationales et internationales qui mènent des recherches dans les mers arctiques et subarctiques canadiennes. Ce ne sont qu’à quelques occasions précises que le brise-glace a pu se frayer un chemin jusqu’au Nord du détroit de Nares pour étudier, d’un point de vue multidisciplinaire, l’écosystème de la glace de mer de l’Extrême-Arctique. Au cours du Leg 3 de l’expédition Amundsen 2023, une équipe de 35 scientifiques, dont je faisais partie, a eu l’occasion de se rendre dans l’environnement unique de la zone de protection marine (ZPM) de Tuvaijuittuq. En tant qu’opératrice de la CTD-Rosette et coordinatrice chez Amundsen Science, j’ai pu observer les scientifiques à bord de l’Amundsen collecter une variété de données et d’échantillons sur la colonne d’eau, les sédiments du fond marin et les ressources biologiques dans la mer la plus nordique du Canada, la mer de Lincoln. Ces activités d’échantillonnage et les données collectées aideront les scientifiques à mieux comprendre la productivité naturelle, la diversité et le dynamisme de l’écosystème de l’Extrême-Arctique, et à reconstituer son histoire.

Les characteristiques de Tuvaijuittuq

Tuvaijuittuq est l’aire marine protégée la plus septentrionale et la plus grande du Canada. Traditionnellement, cette région était empruntée par les Inuits afin de se déplacer et de chasser, bien qu’il n’y ait actuellement aucune communauté établie de façon permanente (à l’exception de la station des Forces canadiennes Alert). Son nom signifie en Inuktitut « l’endroit où la glace ne fond jamais ». En effet, c’est dans cette région que se trouve la glace de mer la plus épaisse et la plus ancienne de l’océan Arctique. Alors que le réchauffement climatique entraîne une diminution de la glace de mer dans l’Arctique, cette région devrait conserver la glace le plus longtemps : c’est pourquoi on l’appelle parfois la « dernière zone de glace ». En raison de son éloignement, cet écosystème est peu étudié et les données disponibles sur les conditions océaniques sous la glace de mer sont rares. Toutefois, cet écosystème est reconnu comme unique et la région a donc été désignée pour une protection provisoire en 2019 afin de limiter les activités humaines. D’un point de vue écologique, la glace de mer de l’aire marine protégée de Tuvaijuittuq sert d’habitat à des organismes adaptés à la glace, telles que des algues microscopiques qui peuvent fournir de l’énergie à l’ensemble de l’écosystème en alimentant le reste du réseau trophique marin de l’Arctique.

Attendre la mer de Lincoln

Atteindre l’aire marine protégée de Tuvaijuittuq dans la mer de Lincoln ne s’est pas fait sans planification et sans effort. Les opérations scientifiques et objectifs de recherche liés à cette zone d’intérêt n’avaient été prévues que pour le troisième Leg de l’expédition Amundsen 2023. En planifiant ces opérations plus tard dans la saison, il a été possible de parcourir les 4 500km séparant Québec, le port d’attache du brise-glace, de cette région tout en partageant les ressources et le temps de navigation entre les divers intérêts de recherche à bord.

Ainsi, les scientifiques et les membres de l’équipage du Leg 3 sont embarqués sur le brise-glace à Resolute Bay le 7 septembre 2023. Nous avons commencé par transiter par le détroit de Lancaster, et après quelques opérations d’échantillonnage sur la côte est de l’île Devon, il a été décidé de changer de plan pour nous diriger vers le nord le plus rapidement possible afin d’essayer d’atteindre la mer de Lincoln. Tout le monde à bord espérait que ce nouveau plan fonctionne, mais certaines personnes en doutaient à cause des conditions de glaces sur la voie de navigation. Je me souviens avoir regardé les images satellites des années précédentes, les avoir comparées aux conditions auxquelles nous étions confrontés à ce moment-là et ne pas savoir si nous serions en mesure d’atteindre notre station d’échantillonnage la plus septentrionale. Une chose était certaine, nous allions voir beaucoup de glace de mer !

Heureusement, Alexandra, spécialiste des glaces travaillant pour Environnement Canada était à bord pour nous aider à naviguer à travers ces eaux. Forte de par ses précédentes expériences et ses connaissances poussées, Alexandra nous a expliqué que les conditions de la glace sont fortement influencées par les systèmes atmosphériques de haute pression et les vents qui en résultent dans l’Extrême-Arctique. Alors que nous transitions dans l’espoir d’atteindre rapidement la mer de Lincoln, nous avons vu sur imagerie satellite qu’une glace épaisse semblait présente au nord, empêchant ainsi le brise-glace d’accéder à la mer de Lincoln. Nos chefs scientifiques Maxime Geoffroy et Audrey Limoges ont dû ajuster de nouveau le plan : nous allions d’abord visiter le fjord Archer, en espérant que les conditions changent en notre faveur pendant que nous prélevions des échantillons. Après une journée entière d’échantillonnage dans le fjord, les vents ont tourné et la plupart des glaces flottantes se sont retrouvées du côté est du détroit de Nares. En restant sur le côté ouest, nous allions éviter la majorité des glaces et atteindre notre station d’échantillonnage dans la mer de Lincoln en quelques heures !

L’excitation était palpable ! Les scientifiques comme les membres de l’équipage étaient impatients d’atteindre la mer de Lincoln. Au fur et à mesure que nous avancions, le passage se rétrécissait et nous pouvions observer du même coup l’île d’Ellesmere d’un côté et le Groenland de l’autre. Il se faisait tard, mais le ciel était presque aussi clair qu’en plein jour. Seule l’horloge et nos yeux remplis de fatigue apportaient une preuve de l’heure tardive. Il était presque minuit. Au bout d’un moment, nous avons aperçu une épaisse ligne de glace de mer qui barrait l’horizon du Canada au Groenland. Nous avions atteint la limite de la banquise pluriannuelle et l’entrée de la mer de Lincoln !

L’ambiance qui régnait à cet endroit et à ce moment-là était véritablement unique. Nous avons pu voir de nos propres yeux certaines des glaces de mer les plus épaisses et les plus anciennes de l’Arctique. Je devais bientôt me rendre à mes tâches scientifiques, mais j’ai pris le temps de sortir pour sentir le vent froid sur mon visage et m’imprégner du paysage. Mon regard s’est promené sur le relief accidenté de la glace et j’ai ressenti un immense respect pour les peuples qui empruntent ce territoire glacé pour se déplacer et chasser.

Glace de mer observée lors du Leg 3. Pendant l’été, la température au-dessus du point de congélation a provoqué la formation d’un étang de fonte, qui a ensuite gelé à nouveau lorsque l’automne a commencé (au centre de l’image). La pression de la glace dynamique a également formé de petites « chaînes de montagnes de glace » appelées crêtes de pression.

Échantilloner à cette lattitude

Le NGCC Amundsen étant positionné dans la mer de Lincoln, nous étions enfin prêts à effectuer nos opérations d’échantillonnage. Nous avions prévu de déployer une série de capteurs et d’échantillonneurs afin d’obtenir des informations sur les conditions de l’environnement marin, entre autres en étudiant la physique de l’océan, la productivité marine et les sédiments des fonds marins. Généralement, nous déployons l’instrument d’échantillonnage d’eau, la CTD-Rosette, en premier pour éviter de perturber la colonne d’eau avec nos autres instruments scientifiques. Avec l’aide de mes collègues et des membres de l’équipage de la Garde côtière canadienne, j’ai déployé la CTD-Rosette pour recueillir de l’eau de mer à différentes profondeurs de la colonne d’eau puis mesurer les paramètres physico-chimiques de ces échantillons. Une fois ce premier déploiement terminé, les scientifiques ont pu déployer trois filets : le multi-filets Hydrobios, le filet Tucker et le filet à phytoplancton. Les spécimens collectés étaient peu nombreux et consistaient majoritairement de zooplancton. Ensuite, nous avons cartographié le fond marin à l’aide d’échosondeurs afin de trouver un endroit approprié pour effectuer un carottage. Nous recherchions une région avec des sédiments profonds et le moins de roches possible, car elles peuvent endommager les instruments ou empêcher leur pénétration dans le fond marin. Après un certain temps, nous avons finalement pu déployer à deux reprises le carottier à boîte pour collecter des sédiments à la surface du fond marin avec un minimum de perturbation. Le carottier à gravité a aussi été déployé afin de collecter une carotte de sédiments de 2 m de long. Cette carotte fera l’objet de diverses expériences, telles que des analyses d’ADN et de microfossiles, qui aideront les paléogéologues à comprendre les conditions climatiques et océanographiques du passé.

Cette stratégie d’échantillonnage est très utile pour comprendre le passé et le présent, mais il faut encore plus d’informations pour déterminer les tendances et les cycles annuels présents dans l’écosystème. Pour arriver à ces fins, nous utilisons les mouillages qui sont composés d’un ensemble de capteurs et de bouées déployés sur une longue période. Ces outils installés dans une colonne d’eau sont ainsi parfaits pour étudier l’écosystème tout au long de l’année. Dans notre cas, nous avons déployé une ligne d’amarrage équipée de capteurs pour mesurer la température et la salinité de l’eau, sa teneur en matière organique et en oxygène, ainsi que les courants. Un hydrophone a également été installé sur la ligne pour écouter les bruits de l’océan, et un piège à sédiments aidera les scientifiques à comprendre le processus annuel de sédimentation dans la zone. Tous ces instruments devraient être récupérés lors de l’expédition Amundsen 2024.

Regarder vers l’avenir

Une fois les opérations dans la mer de Lincoln terminées, le brise-glace et les équipes à bord ont poursuivi leur voyage à travers le détroit de Nares, le détroit de Jones et à l’interface entre les glaciers et les océans. Dans l’ensemble, nous avons pu étudier l’environnement marin complexe de l’Extrême-Arctique sur un total de 45 stations d’échantillonnage au cours du Leg 3. Nous avons également passé une journée entière à Grise Fiord, la communauté inuite la plus septentrionale du Canada, où 37 personnes sont venues visiter le NGCC Amundsen et ses laboratoires scientifiques. Cette opportunité d’échange a été accueillie positivement tant par l’équipage et les scientifiques de l’expédition que par les membres de la communauté de Grise Fiord. Cette rencontre a contribué à rendre cet aventure scientifique et humaine encore plus spéciale.

Une semaine plus tard, la plupart des personnes sont débarquées du navire à Resolute Bay pour rentrer à la maison, laissant place aux scientifiques du quatrième et dernier Leg. Alors que nous pensions que notre voyage était terminé, nous avons été témoins une dernière fois d’un paysage arctique : une aurore boréale dansant au-dessus de l’avion.

Malgré l’accomplissement des opérations scientifiques effectuées dans la mer de Lincoln, les objectifs de recherche des projets ne sont pas encore complétés. Dans les laboratoires, les chercheures, chercheurs et la gente étudiante doivent maintenant analyser les échantillons recueillis dans l’Arctique. Pour certaines expériences, c’est plutôt l’analyse des données des capteurs qui reste à faire. Pour tous les projets, des rapports préliminaires ont été rédigés et sont actuellement compilés dans un rapport d’expédition qui sera bientôt rendu public. Cependant, les données collectées par les instruments de mouillage ne sont pas accessibles tant que le mouillage n’a pas été physiquement récupéré. Cela devra se faire l’été prochain, lorsque le NGCC Amundsen naviguera à nouveau vers le nord pour une mission encore plus ambitieuse dans le détroit de Nares et la mer de Lincoln.

La mer de Lincoln est un environnement unique et pourrait devenir à l’avenir un refuge important pour les espèces dépendantes de la glace de mer. Au fur et à mesure du retrait la glace de mer dans les régions du Bas-Arctique, les phoques, les morses, les ours polaires et plus encore devront se réfugier dans l’Extrême-Arctique pour survivre. Les activités humaines à grande échelle, telles que le tourisme ou l’exploitation des ressources, doivent être contrôlées dans l’aire marine Tuvaijuittuq pour que la région reste un refuge pour ces espèces dépendantes de la glace. Les données recueillies au cours de l’expédition Amundsen 2023 contribueront à établir de connaissances sur cet écosystème, en fournissant des données de référence et en contribuant à l’élaboration de stratégies de protection. Par ailleurs, ce travail prend toute son importance alors que l’année 2024 marque la fin du statut de protection provisoire de l’aire marine protégée de Tuvaijuittuq.